Etape 2
Le pays des Lotophages
La deuxième étape se situe chez les Lotophages, c’est-à-dire les mangeurs de Loto, probablement aujourd’hui dans l’île de Djerba. Bien que courte cette escale se révèle riche philosophiquement et très moderne. Elle reprend les notions de bonheur, de liberté, de libre arbitre et de sociologie.
Odyssée, chant IX :
Alors, neuf jours durant, les vents de mort m’emportent sur la mer aux poissons. Le dixième nous met au bord des Lotophages, chez ce peuple qui n’a pour tout mets, qu’une fleur… Mais à peine en chemin mes envoyés se lient avec des Lotophages, qui loin de méditer le meurtre de nos gens, leur servent du loto. Or sitôt que l’un d’eux goûte à ces fruits de miel, il ne veut plus rentrer ni donner de nouvelles.
Après avoir quitté Ismaros, Ulysse et ses compagnons affrontent une terrible tempête durant neuf jours et neuf nuits consécutives. Les douze navires manquent de se jeter les uns contre les autres et les dommages à bord sont terribles. Enfin, les éléments se calment et une terre apparaît à l’horizon.
Ils débarquent et dix hommes partent en éclaireurs. Dix hommes qui ne reviennent pas. Ulysse et son fidèle lieutenant Eurylochos escortés d’une cinquantaine d’hommes partent à leur recherche et découvrent que ces redoutables guerriers, ces loups qui ont dévoré Troie, se sont transformés en agneaux. Ils rient et chantent aux bras de jolies filles qui proposent au voyageur un délicieux fruit appelé « loto ». Celui-ci est doux, sans écorce ni noyau, de couleur jaune et pousse en grappes comme le raisin. Cependant, il a la propriété de faire oublier à celui qui le consomme qui il est et où se trouvent sa patrie et sa famille.
Eurylochos, poussé par ses amis imprudents, se laisse tenter et se retrouve aussitôt dans un état second de béatitude. À son tour, il ne veut plus qu’une seule chose : passer le reste de sa vie dans cette contrée. Il en oublie son nom, sa famille, sa destinée. Il n’a plus ni passé ni avenir.
Ulysse se fâche contre ses sujets. Il menace, hurle que s’ils veulent rester sur cette île ce sera en tant que cadavre.
Rien n’y fait.
C’est alors qu’apparaît le roi de cette île. Celui-ci, avec toute la douceur et la gentillesse liée à cette île, explique à Ulysse que dans son royaume la coutume veut que chacun puisse vivre à sa guise et soit maître de sa vie. Si ses soldats veulent rester, Ulysse doit accepter leur choix.
Faisant fi de ces considérations Ulysse et ses 50 hommes tirent leur épée et obligent les récalcitrants à les suivre sur les navires.
Puis, Ulysse retourne voir le roi qui lui explique que son île est trop petite et que la consanguinité menace son peuple de destruction. Ces fleurs de loto représentent le moyen pour que les voyageurs égarés apportent un sang neuf à son peuple.
Interprétation
Cet épisode constitue à lui seul un mythe à plusieurs entrées où se posent de nombreuses questions.
- La tentation est grande de se créer un bonheur artificiel. Le cannabis, l’ecstasy, la cocaïne, etc. en sont les exemples les plus actuels. Malheureusement, il s’agit d’un état transitoire et la « descente » est d’autant plus difficile à vivre que la « montée » aura été haute. Ce bonheur artificiel, subi, passif, peut-il tout de même être qualifié de bonheur ?
D’un certain point de vue, on peut être tenté de l’affirmer. En effet, les composants biochimiques secrétés lorsque la prise de drogues au sens large sont les mêmes que lorsque l’individu accède à cet état qualifié de bonheur. Toutefois on sent bien la limite de cette vison. Le bonheur représente tout de même autre chose qu’une prise de substances euphorisantes et anesthésiantes.
- Le bonheur peut-il se résumer à un état perpétuel de sensations heureuses ?
Pour qu’il y ait des sensations heureuses, il faut au préalable en avoir éprouvé de moins satisfaisantes. Il n’y a pas de bonheur sans la conscience d’une modification de son état émotionnel.
- Être heureux, est-ce le bonheur ?
Ceci est une vaste question. Être heureux s’inscrit dans une certaine passivité alors que trouver le bonheur s’inscrit plutôt dans une démarche personnelle plus riche et plus gratifiante.
- Le libre arbitre, peut-il s’exercer en permanence et en tout lieu, même s’il doit se retourner en définitive contre soi ?
Le libre arbitre existe-t-il seulement ? Une certaine contrainte, paradoxalement, libère la personne. C’est parce que l’on fait ses courses le samedi par exemple que l’on est libre le restant de la semaine, contrairement aux animaux en recherche permanente de nourriture.
- Le « c’est mon choix » est-il acceptable lorsque la personne qui le formule manque de discernement ?
Poser la question, c’est y répondre. Malheureusement, bien des personnes préfèrent fuir leurs responsabilités plutôt que de risquer une confrontation houleuse.
- La liberté consiste-t-elle à faire ce que l’on veut ?
Reste à savoir si l’on fait toujours ce que l’on veut. Les contingences du corps, de la société, du passé et du présent sont si fortes que parfois on peut en douter.
- L’ouverture, la sociabilité d’un système politique très avenant, ne cachent-elles pas en définitive un autre dessein que celui affiché ?
Les propos du roi donnent à réfléchir. Apparemment, il a créé un système accepté de tous qui maintient son peuple dans une douce béatitude qui l’empêche de penser par lui-même. Il s’agit d’un véritable asservissement qui n’en porte pas le nom. La Rome antique avait institué cette gratification des besoins les plus primaires par l’organisation de jeux et la distribution de pain : Panem et circenses « du pain et des jeux ». Les choses n’ont pas beaucoup changé, le football et les allocations en sont seulement les nouveaux vecteurs.
Si les compagnons d’Ulysse regardent cette terre comme l’équivalent d’un paradis, le héros de Troie, lui, peut-être un moment tenté de goûter à ce fruit, n’a qu’un désir : fuir au plus vite. Le paradis est peut-être plus proche de l’enfer qu’il n’y paraît.
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Article précédent : Odyssée, étape 1
Mythologos de Franck Senninger
Milon de Crotone a gagné les Jeux olympiques de lutte dans la catégorie des plus jeunes quand un « inconnu » du nom de Pythagore lui annonce qu’il ne remportera plus jamais de victoires à moins qu’il ne suive ses conseils.
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