Interview postume de Christine de Pisan
Mon interview d'une célébrité dans La Voce de novembre-décembre 2023 (pseudonyme Franco Berneri-Croce)
Christine de Pisan
Franco Berneri-Croce : Salve Carissima, merci de me recevoir pour La Voce, je journal des Italiens en France !
Christine de Pisan : C’est bien normal entre écrivains. Vous savez, j’eusse adoré écrire dans ce journal s’il eût existé à mon époque.
FBC : Attendez ! Vous êtes née vers 1364 et décédée vers 1430. La première impression n’a eu lieu qu’en 1454 avec Gutenberg. Et puis, La Voce n’existait pas encore… mais passons. Vous êtes née à Venise, et votre père était un médecin-astrologue très réputé appelé à la cour de France par le roi Charles V, en 1368. Vous êtes donc arrivée à Paris à l’âge de 4 ans. Charles V était appelé Le Sage car il aimait les livres et détenait une énorme bibliothèque dont vous avez bénéficié et qui explique votre attrait pour les belles lettres.
CdP : Oui, j’ai eu une éducation gréco-latine et je me suis tournée très tôt vers la poésie. Je me suis mariée à l’âge de 15 ans avec un notaire de la cour du nom d’Etienne du Castel. Il avait 25 ans et on était très amoureux l’un de l’autre. Je lui donnais 3 enfants, une fille et deux fils.
FBC : Et puis à 25 ans, une succession de drames.
CdP : Oui, le roi Charles V meurt et avec lui, sa protection et son mécénat. La guerre entre les Armagnacs fidèles au jeune roi Charles VI et les Bourguignons commencent. Mon père meurt quelques années plus tard, puis c’est mon mari qui contracte la peste et succombe à son tour. J’ai dû vivre de ma plume pour faire face aux dettes de mon mari pour lesquelles on m’a poursuivie devant les tribunaux durant quatorze années. Heureusement, il y avait à la cour Valentine Visconti[1], l’épouse de Louis d’Orléans, frère de Charles VI. Elle me prit sous son aile protectrice. J’ai écrit des balades, Le livre des faits et bonnes mœurs du sage roi Charles V pour lequel la famille royale m’a bien rémunérée. J’ai aussi écrit le Ditié de Jeanne d’Arc alors qu’elle n’avait que seize ans et qu’elle venait d’apparaître. Malheureusement, je n’ai pas pu écrire la suite, ayant dû me rendre où vous me trouvez aujourd’hui.
FBC : Les siècles ont passé et bien de nos lecteurs ne vous connaissent que de nom, le vieux français étant difficile à lire aujourd’hui. Pouvez-vous leur expliquer pourquoi votre nom est passé à la postérité ?
CdP : Je crois que pour beaucoup de personnes aujourd’hui, lire tout simplement est devenu difficile, mais passons, ce n’est pas là le propos. J’ai tout d’abord écrit des poèmes d’amour, mais je trouvais cela un peu superficiel. Alors, je me suis mis à réfléchir sur moi et sur ma vie. J’ai alors écrit à la première personne et je pense à avoir été la première femme à le faire. Puis mes écrits sont devenus plus politiques, plus sociétaux.
FBC : Les femmes ne faisaient pourtant pas de politique !
CdP : Rassurez-vous rien de bien méchant. Je me suis introduite dans le débat littéraire du Roman de la Rose de Guillaume de Lorris et de Jean de Meung, un ouvrage présenté comme un chef-d’œuvre, alors qu’en fait il s’agissait d’un ramassis de propos convenus, moralement insuffisant et esthétiquement contestable.
FBC : Les voilà habillés pour l’hiver sans fin. Que leur reprochez-vous exactement ?
CdP : La misogynie et l’hypocrisie. Les hommes se présentent comme des chevaliers-servants de leur dame et ne pensent qu’à la tromper sans aucune honte pour leur infidélité.
FBC : Féministe avant l’heure alors ?
CdP : Rien à voir avec celles de votre époque aussi ridicules que les hommes de mon temps. Je ne mets pas la femme sur un piédestal, mais sur celui de l’égalité. Un jour, un homme m’a dit que les femmes instruites étaient inconvenantes parce qu’elles étaient si peu communes. Je lui ai répondu que les hommes ignorants sont plus offensants ; ils sont encore plus inconvenants parce qu’ils sont si courants.
[1] Voir La Voce n°119.