L’odyssée 6

Étape 6 : Circé

La sixième étape de son long périple se situe sur la côte napolitaine sur une île appelée Aea, « l’île de l’Aurore ».

Odyssée, chant X :

Amis, de cet endroit nous ne pouvons rien voir, ni le point de noroît, ni celui de l’aurore : Le soleil des vivants, où tombe-t-il sous terre ? Par où nous revient-il ? …

Grimpé sur le rocher de la guette, j’ai vu une île que la mer couronne à l’infini ; c’est une plaine basse ; au centre, une fumée m’est apparue dans le maquis de la forêt…

L'histoire

À son arrivée, avec plus qu’un seul navire, Ulysse dépêche à terre vingt-deux hommes en arme guidés par Eurylochos. Ceux-ci parviennent dans un palais magnifique où des bêtes fauves se précipitent vers eux… pour leur lécher les mains et se frotter contre leurs jambes. Au loin, ils entendent une douce voix de femme qui chante. Ils s’approchent et découvrent la plus belle femme jamais aperçue.

Elle leur propose de se restaurer et d’étancher leur soif avec un vin exquis. Eurylochos, encore sous le coup de l’aventure précédente, reste sur ses gardes et inspecte, seul, les environs. Lorsqu’il revient, il ne retrouve plus ses compagnons. En revanche, vingt-deux porcs se pressent à son côté le regard suppliant.

Aussitôt, le sujet d’Ulysse rejoint son roi et lui relate ce qu’il a vu.

Ulysse descend du navire et, l’épée en main, se rend à son tour dans le palais. En chemin, il rencontre Hermès, le messager des dieux qui le met en garde contre les sortilèges de l’habitante et lui délivre un secret concernant un antidote, une plante odorante, à la racine noire appelée Môly[1] que seuls les dieux peuvent reconnaître et cueillir. Elle pousse dans ces bois qu’il traverse. Ulysse la consomme, remercie le dieu, puis parvient à destination.

Là, il découvre une magnifique jeune femme entourée de lions et de loups des montagnes. Elle l’invite à boire de son vin, à se restaurer d’orge, de fromage et de miel. Ulysse obéit. Une fois qu’il est rassasié à souhait, la jeune beauté prononce une incantation, le touche d’une baguette et lui intime :

— Va rejoindre tes compagnons et te vautrer dans la fange avec eux !

À sa stupéfaction, Ulysse ne se métamorphose pas en porc et, au contraire, sort son épée. Il en dirige la pointe vers la gorge de la magicienne et lui demande son nom et ce que sont devenus ses compagnons.

Elle lui répond qu’elle se nomme Circé (qui signifie le faucon) et qu’elle a transformé les compagnons d’Ulysse en porcs. D’ailleurs, tous les animaux de son île sont des hommes transformés en animaux. Toujours sous la menace de l’arme et sous les injonctions d’Ulysse, elle libère tous ses compagnons du charme qui les maintient dans cet état de servitude et propose au héros de partager sa couche. Ulysse accepte à la condition qu’elle ne tente jamais rien contre lui.

Circé est la fille d’Hélios, le soleil et de Perséis, fille du Titan Océanos.
Les Titans sont les enfants d’Ouranos le ciel et de Gaïa, la Terre.

Ulysse passe beaucoup de temps avec la belle magicienne. Il a tout ce qu’il désire à profusion et ne manque jamais de rien, ni d’amour, ni d’amis, ni de biens. Il lui fait même trois enfants : Agrios, Latinos et Télégonos. Mais à la longue, il se morfond de chez lui.

Il veut partir.

Elle tente de le retenir.

N’a-t-il pas tout ce qu’un homme peut désirer, une femme magnifique, des biens à profusion, des mets et du vin dignes des dieux les plus exigeants ? Que peut-il ambitionner de plus ?

Rien n’y fait. Il veut retrouver son foyer.

L'interprétation

Dans ce mythe le côté bestial des hommes est clairement abordé. Certains prétendent que bien des passages de l’Odyssée ont été écrits par une femme. Nous y reviendrons dans une autre étape. Si cela est vrai, de son point de vue, les hommes ne sont que des bêtes. La magicienne les réduit à la forme animale, celle de leurs plus bas instincts. Et le plus souvent sous forme de porcs. Seul l’homme vrai, initié, mérite sa couche.

Circé, quant à elle, correspond à l’archétype de la femme fatale, belle et dangereuse, capable d’enlever à l’homme tout ce qu’il lui reste de dignité. On retrouve cela avec Omphale et Héraclès.

L’initiation d’Ulysse est symbolisée par le dieu Hermès (d’où provient le terme hermétique dans le sens relatif à l’alchimie) qui lui offre l’antidote naturel.

Si l’on considère l’Odyssée comme une initiation au bonheur, l’apparition d’Hermès la concrétise à travers la symbolique d’une plante à cueillir pour s’en nourrir et parvenir à dominer, se dominer, la Moly. Celle-ci devient l’allégorie de la raison, de la sagesse. Elle est le contrepoint du Loto, qui provoque l’oubli de soi et du monde.

De femme fatale, Circé, auprès d’Ulysse devient la femme idéale  : douce, aimante et voluptueuse. Elle est comparable aux dieux Hermès et Athéna, car c’est elle qui révèle au héros les dangers qui l’attendent et lui recommande dans l’étape suivante de descendre aux Enfers.

Alors pourquoi Ulysse, la quitte-t-il pour poursuivre son chemin alors qu’elle tente de le retenir ?

Malheureux, tu ne rêves que travaux de guerre et de combats ! Ne céderas-tu pas même aux dieux ? (XII, v. 116-117).

Si Ulysse est bien à la recherche du bonheur, ne peut-il le trouver ici dans l’amour et la profusion ?

Ce serait avoir une vue matérialiste du bonheur. Ulysse cherche avant tout à s’accomplir. Il n’est qu’au milieu du gué. Son périple vise à rentrer chez lui, même si, en différentes occasions il prend son temps.

Rentrer chez soi peut s’entendre comme une métaphore. On peut comprendre non seulement le fameux adage écrit sur le fronton du temple d’Apollon à Delphes, Connais-toi toi-même, mais aussi le fait de devenir soi-même, devenir l’Homme véritable, le Soi du fameux psychiatre Carl, Gustav Jung.

Le Soi de Jung désigne la connaissance de son être au-delà des perceptions. Il rassemble la totalité de l’inconscient et du conscient, il transcende les possibilités d’apprentissage ou de connaissance. Il est sans limite.

Il se distingue du moi, une entité chargée de préserver l’individu face aux contraintes de la réalité extérieure. Le moi concerne, l’apprentissage, l’expérience, la personnalité, etc.

Bien entendu, Homère ne connaissait pas Jung mais les Grecs avaient l’intuition de la psychologie qu’ils décrivaient sous forme de mythes.

Le bonheur, en définitive, n’est-il pas de devenir soi comme l’indique Nietzsche dans sa phrase deviens ce que tu es, elle-même empruntée à Pindare, poète grec du Ve siècle av. J.-C. ?

De fait, après dix années passées en compagnie de la belle Circé, Ulysse n’a plus qu’une idée : rentrer chez lui. On peut aussi interpréter ce mythe à travers un thème cher à Schopenhauer. Celui où l’homme finit par se lasser de tout ce qu’il a pu désirer et tourne invariablement sa tête vers la nouveauté. Il oscille continuellement entre souffrance et ennui. Souffrance de ce qu’il ne peut atteindre et ennui de ce qu’il possède.

[1] Certains auteurs voient dans le breuvage de Circé l’atropine, une substance hallucinogène, présente dans des plantes comme la belladone, la jusquiame, la datura ou la mandragore. Son antidote serait contenu dans une autre plante : le perce-neige.

*

Article précédent : Odyssée, étape 5

Mythologos de Franck Senninger

Milon de Crotone a gagné les Jeux olympiques de lutte  dans la catégorie des plus jeunes quand un « inconnu » du nom de Pythagore lui annonce qu’il ne remportera plus jamais de victoires à moins qu’il ne suive ses conseils.

Commence alors, une véritable initiation au travers des plus grands mythes grecs, dont le sens caché lui est peu à peu révélé. Il deviendra alors le plus grand athlète de tous les temps au palmarès inégalé.

Mais le bonheur a un prix…

Acheter

Ce livre peut aussi vous intéresser : Je m'appelle Aspasie

Abonnez-vous à la Newsletter…

L'auteur : Franck Senninger

Franck Senninger est écrivain et médecin. Il écrit plus particulièrement des romans (Prix Littré, Prix du Rotary international, sélection au Prix Tangente de lycéens 2022), des nouvelles (Prix Cesare Pavese, Prix Città di Cattolica), des ouvrages de psychologie et de vulgarisation médicale. Ses livres sont actuellement traduits en italien, espagnol, portugais, polonais et en arabe. Il est membre de l'Académie Littré et ancien président du jury français du Prix Cesare Pavese (Italie). Il est aussi journaliste pour La Voce, le magazine des Italiens en France et cofondateur de l'Alliance italienne universelle, une association qui réunit les fils de l'Italie. Il donne régulièrement des conférences à l'Université Inter-Âge de Créteil, à l'Université inter-âge de Noisy-le Grand et à l'Université Paris-Est Créteil. Petit-fils de philosophe, trois générations de médecins l'ont précédé ce qui explique sans doute son attrait partagé pour la plume et le stéthoscope.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.